A l’origine des poinçons : le droit de marque
Le travail d’orfèvre remonte à l’Antiquité, et passe progressivement du domaine religieux au domaine profane. Au XIIIème siècle, les orfèvres se groupent en corporation, la profession est riche, les fraudes et falsifications deviennent tellement importantes qu’en 1260 le prévôt de Paris Etienne Boileau règlemente la communauté en imposant un sceau représentant Saint Eloi (Saint patron des orfèvres) qui atteste de la conformité du « titrage », c’est à dire de la teneur en métal précieux d’un objet. Le contrôle est effectué par deux prud’hommes, maitres orfèvres élus par la communauté.
En 1275, Philippe Le Bel décrète que les pièces d’orfèvrerie doivent comporter le poinçon de la ville et celui de l’orfèvre. Les générations royales suivantes, et surtout Henri III en 1577 et 1579, tentent d’imposer un nouveau poinçon de contrôle, mais les orfèvres parisiens s’y opposent. En 1672 une nouvelle taxe est instaurée, le droit de marque sur l’or et l’argent, qui est perçue par les fermiers généraux pour le compte de l’Etat.
Sur une pièce d’Ancien Régime telle que notre cuillère, on trouve donc normalement quatre poinçons, qui permettent d’identifier sa région d’origine, le maître orfèvre, la date de fabrication et de paiement de l’impôt ! Mais parfois le travail de lecture des poinçons peut s’avérer difficile : ils sont souvent devenus illisibles à cause des outrages du temps, ou mal frappés, ou ressemblent énormément à d’autres poinçons du même type, c’est un travail de fourmi où chaque détail compte !
Lecture des poinçons
- Le poinçon de Maître
Il apparait en 1355 à Paris, est étendu à la province en 1493. Appliqué sur la pièce par l’orfèvre lui-même, il comporte ses initiales, un symbole et l’attribut précisant la ville où il exerçait. Ici j’ai pu identifier le poinçon de Nicolas-Martin Langlois, Maître orfèvre à Paris reçu en 1757. On retrouve ses initiales NML, sous le symbole de la ville de Paris qui est bien évidemment la fleur de lys couronnée.
- Le poinçon de jurande
Dans l’ordre de lecture sur la cuillère, c’est le troisième poinçon. Mais butant sur la lecture du second, je procède par élimination pour aboutir à une datation et déduire, vous le verrez, sa fonction et son symbole.
Le poinçon de jurande, dit aussi poinçon de communauté, de maison commune, contremarque ou lettre-date est le plus ancien poinçon qui garantit le titre légal des métaux précieux. Il est frappé par les jurés de la corporation qui testent le métal pour en garantir le titre. A Paris, ville d’exercice de notre maître orfèvre, le titrage doit être de 958 millièmes d’argent (titrage en vigueur de 1672 à 1792).
On l’appelle lettre-date car tous les ans les jurés changent de lettre dans l’ordre de l’alphabet, elle est toujours couronnée. Les différences pour une même lettre, qui se retrouve tous les 23 ans (les lettres J, U et W ne sont pas utilisées), sont dans la forme de la couronne ou la typographie. Après un examen minutieux du poinçon et une comparaison des différentes lettres K dans les ouvrages de référence, j’ai reconnu le poinçon de la maison commune de Paris pour l’année 1773.
- Le poinçon de décharge
C’est le quatrième et dernier poinçon apposé sur la pièce par le fermier, une fois l’objet terminé et l’impôt perçu. C’est la preuve que l’orfèvre a acquitté la taxe et est déchargé de toute obligation fiscale vis-à-vis du pouvoir pour cette pièce. Chaque fermier général a ses poinçons propres durant son exercice, ce qui nous permet de savoir qui a collecté l’impôt et à quelle période. Ici nous avons un poinçon en forme de tête féminine au chignon ; Il s’agit du poinçon de décharge pour les gros ouvrages d’argent du fermier Julien Alaterre, en exercice à Paris de 1768 à 1774.
- Le poinçon de charge
C’est le deuxième que l’on voit sur la cuillère, mais le dernier dans cette analyse car comme précisé plus haut, je n’arrivais pas à le lire, il m’a donc fallu procéder par déduction.
Le poinçon de charge est apposé sur la pièce en cours de réalisation par le représentant du fermier général depuis 1672, pour indiquer la taxe à acquitter au profit du royaume. C’est toujours une lettre majuscule, différente pour chaque généralité (la France comptait 33 généralités en 1672). Chaque fermier lors de son exercice change ensuite son « design », comme pour le poinçon de décharge.
Les trois autres poinçons (maître, jurande et décharge) nous permettant de situer la cuillère à Paris, ce poinçon doit correspondre à la lettre A, couronnée et ornementée, dans sa version 1768-1774 correspondant à l’exercice du fermier Julien Alaterre dont j’avais pu identifier le poinçon de décharge.
Cette lecture de poinçons permet de dater avec certitude la cuillère de 1773, tous les indices concordant vers cette date. Il faut du temps, une documentation adéquate, mais c’est toujours une grande satisfaction de retrouver un petit bout d’histoire…
Bibliographie :
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TARDY, Les poinçons de garantie internationaux pour l’argent, 1985 – 16ème édition
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Louis CARRE, Guide de l’amateur d’orfèvrerie française, 1990 – nouvelle édition, librairie F. de Nobele
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Yves MARKEZANA, Les poinçons français d’or, d’argent, de platine de 1275 à nos jours, 2005, éd. Vial